> Malaise

QUELQUE CHOSE D'ORGANIQUE...

Pour apprécier Dans ma peau à sa juste valeur (étrange, dérangeant, amusant aussi), il convient de disséquer le CV de son auteur, Marina de Van, également actrice, une gourmande qui sait parler, même la bouche pleine. Bon appétit !

Dans ma peau aurait pu s'appeler Sous le râble. Mais Marina de Van n'a rien d'un lapin. Pas vraiment herbivore (on y revient). Et pas vraiment le genre à faire des films qui caressent dans le sens du poil. Trente et un ans, sept courts, autant de rôles et neuf scénarios au compteur. Dans le lot, deux hits auxquels elle collabore pour son ami François Ozon : Sous le sable et 8 femmes. Le reste appartient à un drôle de mood, un truc qui viendrait de l'intérieur - et ce n'est pas une image.
Comme actrice, on l'a découverte dans Regarde la mer (de Ozon) où elle agrémentait d'excrément une brosse à dent avant de ficeler une jeune maman façon rosbeef. Comme auteur, on la remarque dès ses premiers courts, tel Bien sous tous rapports où des parents donnent une leçon de fellation à leur fille, ou Rétention où une donzelle refuse de chier.
Ici (comprendre à Nova), on pourrait se targuer de la connaître : voilà des années qu'on la croise au fil des festivals de courts. Mais il suffit d'un premier long pour s'apercevoir que les zones d'ombre ne manquent pas, et qu'on est sur un terrain d'autant plus inconnu qu'elle-même n'en sait pas grand chose : son corps. Ou plus exactement, ce qui compose icelui. C'est à ça que se résume Dans ma peau : l'histoire d'une femme perturbée, voire obsédée par sa chair depuis qu'elle en a vu les dessous à cause (mais bientôt grâce à) d'une blessure à la jambe. Et vas-y que je te rouvre la cicatrice, que je triture tout ça, que je taillade un peu ailleurs, et puis beaucoup partout... D'aucuns se gargarisent avec la dénomination "film choc", on préfère largement le cachet "malaise". C'est plus pernicieux, plus subtil. Et ça tient au corps plus longtemps...

Entrée (en matière)

La première question qu'on pose à Marina, attablée et affamée (il est 13h), tombe sous le sens : "Ca va ?" Plus qu'une politesse, mais sans aller jusqu'à l'origine étymologique de l'expression (au Moyen-age, on demandait "Ca va ?" pour s'inquiéter du bon fonctionnement du transit intestinal...), l'interrogation la fait sourire. "Bien, oui. Mieux. Mais je comprends qu'on me demande ça." L'autre chose qu'on veut savoir, c'est évidemment pourquoi. Avant de répondre, elle commande. Car si Marina n'est pas du tout agressive, avoir faim peut la rendre hystérique. Non qu'elle ait manqué : mère avocat, père musicologue. Pas à plaindre. Mais un rapport à la bouffe limite animal. Le plaisir d'ingurgiter, d'ingérer, enrichir sa panse et le reste.
Le sujet de Dans ma peau, c'est autre chose. Évidemment, c'est lié à une inquiétude personnelle. "L'opacité qu'il y a autour, le plaisir régressif qu'on peut en retirer... Le sentir, le toucher... Il y a quelque chose de sexuel." De vécu, surtout. C'était il y a vingt-trois ans. Elle en avait 8. Un accident de voiture lui broie la jambe. Fracture ouverte, os dévié... Une partie de celui-ci est même virée à la poubelle. "Vous n'avez que 8 ans ! Ca repoussera !" lui dit-on. C'est ça qui va la tournebouler, Marina, cette partie d'elle-même qu'on balance comme un déchet. "Je demandais obstinément à l'infirmier qu'on délace ma chaussure. En fait, il n'y avait plus de lacet, la jambe était ouverte et je ne ressentais sur le coup aucune douleur. Qu'un serrement. C'est depuis ce moment que je nourris cette curiosité pour tout ce qui nous compose. j'ai l'impression d'avoir une vie intérieur qui ne correspond pas du tout avec ce que j'ai l'air d'être."

Plat (de résistance)

Elle aurait pu faire médecine légale plutôt que cinéma. Mais elle y a pensé trop tard. Pas longtemps. D'abord, parce qu'il y a un problème perso : "Ce qui m'intéresse, c'est mon corps." Ensuite, parce qu'il y a un problème moteur : "Quitte à découper des gens, autant le faire sur ceux qui sont en bonne santé !" Exit chirurgie et autopsies ! Une maîtrise de philo plus tard, elle se retrouve quasi par hasard sur les bancs de la FEMIS. "Je croyais qu'un film d'une heure trente se tournait en une heure trente, c'est dire si je n'y connaissais rien." Mais elle apprend vite. Et se révèle cinéphile éclectique : ses deux films préférés sont Salo et Jurassic Park. "Le Pasolini m'a bouleversé et le Spielberg m'a impressionné : c'est la première fois que je voyais un dinosaure en vrai ! Dans ma peau n'a rien à voir, mais je revendique son côté tout aussi spectaculaire. Ce n'est pas un film de dialogues, mais d'images - ce que je privilégie avant tout." Les plus attentifs noteront d'ailleurs que la cicatrice au mollet varie selon les plans. Ce n'est pas une faute de script, mais un désir commun de "recréation" de Marina avec le maquilleur Dominique Colladant. Comme quoi le masochisme a moins à voir dans l'histoire que le cinéma lui-même.
Persuadée que la salade composée serait énorme, Marina fait la moue devant le petit bol qu'on lui a apporté. Et sourit aux anges quand je lui propose la mienne que je n'aurais pas fini de toute façon. Elle avoue que le contraire n'aurait sans doute pas été possible. Interdiction de piocher dans son assiette. Un peu comme quand elle écrit : pas question de regarder par-dessus son épaule. Elle travaille seule. Et seulement après, elle écoute ses potes. Dont Ozon. Pour qui elle s'est contentée de faire l'actrice dans Swimming Pool (sortie février 2003) - impossible de collaborer au scénario pour cause de prépa de Dans ma peau. Ca ne s'est d'ailleurs pas fait tout seul, cette prépa. Arte, jusqu'ici cliente du travail de Marina, refuse de coproduire le scénario, et Canal Plus entre dans la danse just in time. Encore que le business ne soit pas ce qui angoisse le plus Marina. L'appréhension, c'est assurer la double casquette actrice-réalisatrice. Quand l'une se concentre, c'est l'autre qu'on sollicite. Et inversement. Introducing Marc Adjadj, coach de mademoiselle. "Impossible de faire le film sans lui. Je ne pouvais jouer un rôle aussi physique et diriger en même temps. C'est d'ailleurs mon frère (Adrien de Van, interprète de l'infirmier dans le film, ndlr) qui a dirigé la scène du restaurant. Du moins les plans sur moi, qui n'ont pas été tournés le même jour que ceux avec mes partenaires." Ah ! Cette scène ! C'est celle qui met tout le monde d'accord. Celle où le malaise le dispute à l'incompréhension et au burlesque : l'héroïne voit son avant-bras traîner sur la table, totalement indépendant dur este de son corps. Il y a du Bunuel et du Lautréamont, là-dedans. Ou du de Van, tout simplement. En passe de devenir une référence.

Dessert (et l'addition)

Évidemment, avec tout ça, Marina fait peur. Comme tout ce qui intrigue. Elle fait remarquer que "ce qui est sous la table n'est pas ce qu'il y a dessus". Rien à voir avec la tarte que je lui ai offerte. C'est une image. Celle qu'elle dégage n'a donc rien à voir avec la réalité. On la dit trash. Alors que pas du tout. "Je m'intéresse à l'intérieur de mon corps. Je ne vois pas ce qu'il y a de sale." La commission de contrôle, si. Et colle au film une interdiction aux moins de 16 ans ! Marina ne s'énerve pas. "Je ne tenais pas spécialement à ce que des ados de 15 ans voient le film. Et je comprends que ça puisse déranger, mettre mal à l'aise. C'est assez particulier comme histoire. J'espère néanmoins qu'aussi déroutées que soient certaines personnes, elles demeureront captivées, émues, touchées." Bouleversées même, au vu de l'avertissement imposé sur l'affiche, annonçant certaines scènes comme très choquantes. Et pourquoi pas insoutenables, tant qu'on y est ? Eh ben, on y est ! Et là, Marina s'énerve. "Je trouve le terme "insoutenable" injuste. Nous obliger à mettre ça sur l'affiche, c'est condamner le film."
Elle n'est pas loin de dire que c'est dégueulasse, mais quoi qu'on en pense, Marina sait se tenir. Elle pèse ses mots. Assure la promo. Et répond sans se lasser aux questions récurrentes dont la dernière est immuable : "Et après ?" La réponse lui ressemble : "Je n'en sais rien. J'ai des idées, mais aucun scénario dans le tiroir. Je suis plutôt lente. Dans ma peau, c'est deux ans de réflexion, un d'écriture et pas plus de deux heures par jour sur le script. Le reste du temps, je me balade, je vois des gens... J'aime bien rêvasser sur mon lit, surtout. Macérer." Et s'acérer aussi. Intellectuellement, bien sûr. Physiquement, il n'y a que son estomac que Marina aiguise. Et quand l'appétit va, tout va. Ouf.

                                                                                                            Christophe Carrière

Dans ma peau, de et avec Marina de Van (le 4 décembre).

 

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