FROID DEVANT

Marre des blockbusters ? Ce mois-ci, "Technikart" s'intéresse à "Dans ma peau", film français sans soucoupes volantes mais véritable OVNI. Marina de Van y dresse l'autoportrait d'une automutilatrice. Triomphe de l'écran miroir ? Et si oui, avec ou sans tain ?

Cinéma par Léonard Haddad

 

"Arrête ton cinéma", me disait souvent ma maman. Elle ne me le dirait plus. Trente ans de post-Warholleries ont eu raison des frontières entre intérieur et extérieur, miroir et reflet, expression et impression. Les documentaristes sont les stars de leurs films, les DVD X se vendent pour leurs making of, les performers performent, les écrivains s'écrivent... Tout est art, automatiquement.
    Pour être franc, la dimension autofictionnelle du cinéma ne nous a jamais passionnés. Elle suinte le narcissisme et l'exhibitionnisme. Elle pue l'introspection dévoyée en thérapie de groupe, cette plaie des relations sociales postmodernes (pensez à vos soirées entre amis où chacun son tour se "livre" comme un alcoolique anonyme). Le fait est qu'avec une caméra, même si on la tient soi-même, on n'est jamais seul. Le regard de l'autre (le public) est déjà là, envahissant. D'où incompatibilité : l'autofiction devrait toujours être l'envers du strip-tease, un repli sur soi. Montaigne avait même pris la peine de résumer préventivement la question en écrivant "Il faut se prêter aux autres et se donner à soi-même", ou quelque chose d'approchant. Alors ? Alors, tandis qu'elle triomphe dans les livres lus par les journalistes de Technikart (Guillaume Dustan, Christine Angot...) et inonde le petit monde de la vidéo expérimentale, l'autofiction reste une particule cinématographique négligeable. A tous coups, mieux vaut se placer face au Miroir de Tarkovski (où le réalisateur malaxait son présent, ses rêves et son passé sans avoir besoin d'apparaître à l'écran) plutôt que devant le "geste" cinématographique d'une Sophie Calle, pas plus fascinant qu'un lit en haut de la Tour Eiffel.

DOCUMENTAIRE, AUTOFICTION ?
   
Une évidence : ce type de démarche ne vaut que sur la durée d'une oeuvre-vie (ou d'une vie-oeuvre). Rembrandt en a fait sa série d'autoportraits de plus en plus ridés et flous. Van Gogh y a ajouté les siens, de plus en plus striés et fous. Aux tentatives d'autofilms (Calle, donc, mais aussi Godard) manque toujours cette dimension du danger encouru par celui qui se donne vraiment à lui-même - un "cadeau" sacrément difficile à recevoir. Simplement parce que l'œil de la caméra est là pour lui rappeler qu'il se donne en fait aux autres - un cadeau vraiment pas si difficile à faire. la caméra n'est ni stylo, ni pinceau. Devant elle, on ne se regarde pas. On se montre.
    Les cinéphiles dans notre genre détestent Dans ma peau de Marina de Van (une jeune femme se découvre une curiosité dévorante pour son propre corps) parce que si c'est du cinéma, on a envie de lui demander de l'arrêter. Documentaire ? Certainement pas. Autofiction ? Non plus : tout ce que l'automutilatrice du film fait et se fait est joué par De Van avec l'aide de prothèses. Fiction, alors ? Là, les limites du film sont encore plus flagrantes, et un ami cinéaste sympathisant du gore peut jouer sur du velours en nous affirmant que "le moindre film bis italien dit la même chose avec davantage de poésie". Marina nous excusera de penser qu'elle n'est pas, ni ne sera sans doute jamais cinéaste. Elle nous excusera, parce que ce n'était, au fond, ni son intention ni son objectif. Quand tout a l'air faux alors que tout est vrai, le mensonge est-il plus ou moins pervers que quand tout a l'air vrai alors que tout est faux ? Et qui veut bien m'expliquer ce que j'ai bien pu vouloir dire avec cette phrase ?

TENTATION DU "CHOC"
   
En se filmant en train de jouer, De Van a su inventer un dispositif (la recréation du réel, plutôt que son enregistrement ou sa reconstitution), qui permet de déjouer les effets pervers de la caméra. La puissance incontestable du film tient au risque pris par la "réalisatrice" de brouiller son propre rapport à elle-même, de rejouer son expérience, ce qui, pour le coup, l'oblige nettement plus à la scruter que si elle faisait les choses "pour de vrai". La tentation du choc et celle de la séduction sont maîtrisées, camisolées de force par une femme qui s'est obligée à observer ses blessures et ses cicatrices sans recourir à la facilité de les montrer. En ce sens, son approche, sensorielle parce qu'elle reste à tout instant cérébrale, est éminemment littéraire. Et rappelle cette évidence déjà déflorée par les Loft Academy : dès qu'une chose est filmée, à tous les coups, ce n'est pas le réel mais la fiction qui l'emporte. Qu'elle soit science, politique, pulp... ou auto.

 

BIEN DANS SA PEAU

Filmant le faux pour prêcher le vrai, mais aussi l'inverse, la réalisatrice Marina de Van explique pourquoi elle s'est contentée de dire "Coupez !" sur le tournage de "Dans ma peau".

Il faudrait faire une topographie des cafés parisiens en fonction des "stars" qui aiment s'y faire interviewer. Dans le cinéma français, chacun a son bistrot, qui en dit long sur son quartier, ses habitudes et sa personnalité. Café Beaubourg, à la frontière du Marais, Marina de Van choisit un endroit neutre, ni vraiment chez elle, ni tout à fait en territoire inconnu. Petite niche au premier étage, personne pour déranger et première impression étrange : cette fille a l'air normal. Pas ce qu'on nous avait dit, pas ce qu'elle a longtemps laissé croire (notamment chez François Ozon). Pas non plus ce que suggère son corps cinématographique, qu'elle sait tordre comme de la pâte à modeler et qu'elle fait mine de saigner, de bouffer et d'écorcher dans son film. Même ses yeux, dans la semi-pénombre, n'ont pas l'air si grands que ça. Pendant près de deux heures, on va jouer au chat et à la souris, entre ce qu'elle ne veut pas dire et ce que je ne veux surtout pas entendre. Une chose, en tous cas : elle a l'air parfaitement bien dans sa peau, sans doute parce qu'elle a beaucoup réfléchi et trituré la question.

OK, Marina. Première mise au point, ce film n'existe que par et avec vous...
   
J'aurais plutôt renoncé que de le faire avec un autre. Son sujet, c'était mon corps. Le film est né de ma propre curiosité. Mon corps est censé prolonger un questionnement enfantin, intime, quotidien.

Ce qui a créé une situation forcément étrange sur le plateau...
  
Le plus bizarre, c'est que dans ce processus, l'actrice n'existe pas. Elle n'a pas de visage, on ne peut pas lui serrer la main. J'avais décidé d'être en immersion dans mon corps, même si ça signifiait perdre la vision globale du projet.

La force de votre... On peut se tutoyer ?
  
Pas de problème pour moi.

La force de ton jeu vient de ce que tu n'es jamais davantage actrice que réalisatrice ou le contraire, tu es toujours les deux en même temps...
  
Parce que je n'étais pas asservie à la caméra, personne n'était là pour m'ordonner de respecter telle ou telle marque. Pour avoir une présence à l'écran, on doit avoir une conscience aiguë d'être un corps. Et ce n'est pas le plus facile. Pendant un an, je me suis livrée à des petits exercices : je portais des talons hauts, je m'achetais des vêtements qui ne me plaisaient pas. Et puis je m'amusais à prendre des poses bizarres.

Certaines sont étonnantes. On dirait que tu peux dissocier ta peau de ton corps...
  
Parce que j'ai une peau anormalement extensible. (Elle se tire la peau du bras). Sur le bras, ça ne se voit pas trop mais sur l'aine par exemple (elle déboutonne son pantalon et joint le geste à la parole), tu vois, je peux la tirer comme si elle était fausse. Le corps est le support de mes émotions. Les mots, eux, me semblent morts. J'ai une obsession, qui n'est pas si éloignée de la mutilation : je tiens plus que tout à inventer mon corps. Quand je me regarde dans une glace, il faut que je ressemble à ce que j'ai moi-même créé. Je ne supporte pas l'idée que mon unité physique soit une donnée que je n'ai pas façonnée moi-même.

J'ai passé (et raté) le concours de la FEMIS il y a des années, et mon sujet était "la Peau". Il fallait précisément traiter de ce type de questions...
  
Je l'ai passé la même année, mais j'avais choisi l'Intrus. Peut-être parce que c'est le corps qui m'intéresse, pas la peau.

Ou peut-être parce que tu ne te sentais pas encore prête à travailler sur un sujet aussi intime...
  
Sans doute. Mais si tu veux savoir si je me mutile vraiment, je réponds non. Ou je ne réponds pas.

Je n'ai pas osé posé la question et je ne veux pas de réponse. La vraie question est plutôt de savoir à quel moment on décide de jouer ça plutôt que de le faire ? On est quand même au temps de la "performance"...
  
J'ai systématiquement refusé de regarder ce qu'avaient pu faire d'autres dans ce domaine. En revanche, je me suis documentée sur des trucs de médecine légale ou de chirurgie. Chacun ses plaisirs, pas vrai ?

Je repose la question...
  
Mon personnage n'est pas dans une démarche de représentation ou de discours. Surtout pas. Elle n'est ni vindicative, ni démonstrative. C'est la raison pour laquelle même si je me mutilais vraiment dans la vie, je ne l'aurais pas fait devant la caméra. Si j'ai quelque chose de personnel à dire sur le sujet, ce ne peut être que viscéral, certainement pas dans le cadre de la campagne de promotion pour le film.

Pourquoi ? D'après ce que j'ai entendu, le film n'a que très peu de salles et ça, ce serait sans doute un gros argument de vente...
  
Oui, mais ça changerait tout dans la vision du spectateur. Je ne voulais surtout pas me couper devant la caméra. A la base du film, il y a eu un court-métrage sur lequel j'ai travaillé, dont l'idée était de me filmer moi-même. Mais j'ai tourné autour du pot, je me suis filmée dans mon bain ou en train de manger mon fromage blanc. L'idée était de filmer une atmosphère et de ne traiter de la mutilation qu'à travers des photos, en ne montrant jamais l'acte lui-même.

On était là purement dans le cadre de l'autofiction.
  
Le dispositif n'est pas le même, le résultat, si.

Seulement à partir du moment où on dit qu'on ne fait pas les choses pour de vrai...
  
Exactement. Sinon, on est dans le domaine du message, on sort de la motivation cinématographique. Il faut à tout prix au moins faire croire que les choses horribles montrées à l'écran sont artificielles. Le rapport établi avec le public est à ce prix. Ce n'est pas simple, parce qu'il est impossible de jouer correctement la douleur sans douleur.

La peau, c'est ce qui révèle ou ce qui protège ?
  
C'est ce qui cache ce que j'ai envie de voir. Le problème, c'est que quand on se coupe, on  ne parvient pas à voir sa plaie. Moi, ce qui m'intéresse, ce sont les os, le noyau. Mais cela implique une douleur impossible à s'infliger.

De l'extérieur, on a tendance à penser que c'est la douleur qui crée l'addiction...
  
La douleur ne vaut pas pour elle-même, mais parce qu'elle active les sensations bien au-delà de l'endroit de l'impact. C'est comme si elle donnait vie à tout le corps, et il est facile de devenir dépendant de cette sensation d'exister. Enfin, j'imagine...

Sortie le 4 décembre.

Entretien L.H.

 

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